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Le paysage tombeau


 Michel Taupiac dit « François » avait vingt-neuf ans en 1914. Il était le fils d’ouvriers agricoles du Tarn-et-Garonne. Il avait l’habitude d’écrire

souvent à son ami Justin Cayrou qui ne fut mobilisé qu’à la fin de l’année 1915, parce qu’il avait perdu un œil et que les conseils de révision ne le déclarèrent bon pour l’armée que lorsque les troupes commencèrent à manquer. Après la guerre, Michel Taupiac devint pêcheur sur la Garonne, mais aussi herboriste et guérisseur à ses heures.

 

                                                                         Dimanche 14 février 1915

            Cher ami,

            Quand nous sommes arrivés par ici au mois de novembre, cette plaine était alors magnifique avec ses champs à perte de vue, pleins de betteraves, parsemés de riches fermes et jalonnés de meules de blé. Maintenant c’est le pays de la mort, tous ces champs sont bouleversés, piétinés, les fermes sont brûlées ou en ruine et une autre végétation est née : ce sont les petits monticules surmontés d’une croix ou simplement d’une bouteille renversée dans laquelle on a placé les papiers de celui qui dort là.

Que de fois la mort me frôle de son aile quand je galope le long des fossés ou des chemins creux pour éviter leurs « shrapnels » ou le tac-tac de leurs mitrailleuses. La nuit, j’ai couché longtemps dans un tombeau neuf, puis on a changé de cantonnement et je suis maintenant dans un trou que j’ai creusé après un talus. J’emporte ma couverture pendue à ma selle, ma marmite de l’autre côté et en route.

J’étais l’autre jour dans les tranchées (des Joyeux). Je n’ai jamais rien vu de si horrible. Ils avaient étayé leurs tranchées avec des morts recouverts de terre, mais, avec la pluie, la terre s’éboule et tu vois sortir une main ou un pied, noirs et gonflés. Il y avait même deux grandes bottes qui sortaient dans la tranchée, la pointe en l'air, juste à hauteur, comme des porte manteaux. Et les « joyeux » y suspendaient leurs musettes, et on rigole de se servir d’un cadavre boche comme porte manteau. (Authentique.)

Je ne te raconte que des choses que je vois, autrement je ne le croirais pas moi-même. […] Je compte que tu m’enverras des nouvelles de là-bas et je te quitte en t’envoyant une formidable poignée de main.

                                                                                                                                      TAUPIAC

Les pertes humaines de la Grande Guerre disent son ampleur : 9 millions de personnes disparues, dont 1 400 000 de soldats français.

La mort a été la compagne de bien des Poilus, le terrain des combats se métamorphosant en cimetière ; les tranchées, en cercueils.